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19/11/2020
Je crois que mon écrivain préféré, et celui avec
lequel je reste en désaccord le plus profond, demeure François Mauriac.
Deux pages du Désert de l'amour, les premières, et c'est un
éblouissement. On relit chaque phrase, pénétré de la savante
construction, de son architecture colorée, des images qui naissent et
s'imposent d'emblée, celles d'une littérature féconde. En trente lignes,
on a déjà vécu avec le personnage. Mauriac, peintre du décor et de
l'âme, figuratif, impressionniste et abstrait à la fois.
Mauriac de droite, traditionaliste sinon réactionnaire, passéiste amer,
à l'opposé de mon échiquier. C’est cependant une première lecture, une
diagonale floue reposant sur de vagues souvenirs politiques. Lorsqu’on
s’attarde sur sa biographie, l’homme surprend, coupe, sectionne,
déstabilise.
Catholique transi, intransigeant - transigeant pourtant avec lui-même,
s'accusant de ses propres faiblesses mais y cédant avec volupté, Mauriac
sermonne volontiers les puissants – à part De Gaulle – et manie le
prosélytisme. Il outrepasse les désirs de brebis qui ne demandaient
rien, et croit voir dans la souffrance de ces âmes athées une quête de
Dieu, enfouie, cachée ou refoulée. Cette inquiétude permanente, cette
nervosité, volonté d'amener autrui sur son propre terrain – la foi –
nourrit son œuvre et la constitue. Le lecteur que ces questions agacent
ou dérangent doit toutefois reconnaître qu'elles dégagent une poésie et
une force littéraire immenses.
Au quart du vingtième siècle, l'homme, le Rastignac, futur Nobel est
encore un battant. N'en finit plus de disséquer la bourgeoisie,
l'enfance malheureuse, solitaire et tragique, dans une langue ambiguë,
charnue, sensuelle. Il ausculte les conflits humains en exégète averti,
leur naissance, leur durée, leur chape de plomb d'un poids infini.
Mauriac soulève le couvercle. Il met au jour, s'oppose, démonte, se joue
des conventions, tord chaque idée reçue ; mais il n'oublie jamais la
poésie, l'éclat de la magnificence, en disséminant çà et là dans le
jardin du lecteur des bonheurs de littérature.
Si l'on approche ses entretiens, on découvre un bretteur charmant, plein
d’humour et d’humilité. Soudain, quelques bons mots féroces, trois coups
de griffes bien sentis, une expression réfléchie, grave ou malicieuse.
Chargée, en tout cas. Devant ces interlocuteurs attentifs n’interrompant
jamais l'invité, recueillant ses silences comme sa parole, les laissant
raisonner, on demeure subjugué que de telles émissions existassent. Il
faut s’y précipiter pour mesurer le fossé.
Mauriac – avec ses convictions, son antiparlementarisme, son
intransigeance de classe, que je ne partage pas – demeure mon écrivain
préféré. Poète, chanteur de langue, chez qui je me réfugie quand j’ai
besoin d’un bon dîner de mots, de lettres ou d’adjectifs antéposés.
Puis, je prends deux tranches de Gide, le lendemain trois pages de Beck,
six Pierre Loti, vingt Duras, trente Beckett. Quelle chance ! J'ai
quinze écrivains préférés, avant celui du surlendemain.
De ceux qui ont un vrai pays, une vraie lumière. Qui jouent leur vie.
Pour notre peau.
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In Désordres, à paraître.
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