Pierre-Michel Sivadier

musicien, compositeur, auteur

emusic4you@orange.fr

   
 

 

19/11/2020
 

Je crois que mon écrivain préféré, et celui avec lequel je reste en désaccord le plus profond, demeure François Mauriac.

Deux pages du Désert de l'amour, les premières, et c'est un éblouissement. On relit chaque phrase, pénétré de la savante construction, de son architecture colorée, des images qui naissent et s'imposent d'emblée, celles d'une littérature féconde. En trente lignes, on a déjà vécu avec le personnage. Mauriac, peintre du décor et  de l'âme, figuratif, impressionniste et abstrait à la fois.

Mauriac de droite, traditionaliste sinon réactionnaire, passéiste amer, à l'opposé de mon échiquier. C’est cependant une première lecture, une diagonale floue reposant sur de vagues souvenirs politiques. Lorsqu’on s’attarde sur sa biographie, l’homme surprend, coupe, sectionne, déstabilise.

Catholique transi, intransigeant - transigeant pourtant avec lui-même, s'accusant de ses propres faiblesses mais y cédant avec volupté, Mauriac sermonne volontiers les puissants – à part De Gaulle – et manie le prosélytisme. Il outrepasse les désirs de brebis qui ne demandaient rien, et croit voir dans la souffrance de ces âmes athées une quête de Dieu, enfouie, cachée ou refoulée. Cette inquiétude permanente, cette nervosité, volonté d'amener autrui sur son propre terrain – la foi – nourrit son œuvre et la constitue. Le lecteur que ces questions agacent ou dérangent doit toutefois reconnaître qu'elles dégagent une poésie et une force littéraire immenses.

Au quart du vingtième siècle, l'homme, le Rastignac, futur Nobel est encore un battant. N'en finit plus de disséquer la bourgeoisie, l'enfance malheureuse, solitaire et tragique, dans une langue ambiguë, charnue, sensuelle. Il ausculte les conflits humains en exégète averti, leur naissance, leur durée, leur chape de plomb d'un poids infini.

Mauriac soulève le couvercle. Il met au jour, s'oppose, démonte, se joue des conventions, tord chaque idée reçue ; mais il n'oublie jamais la poésie, l'éclat de la magnificence, en disséminant çà et là dans le jardin du lecteur des bonheurs de littérature.

Si l'on approche ses entretiens, on découvre un bretteur charmant, plein d’humour et d’humilité. Soudain, quelques bons mots féroces, trois coups de griffes bien sentis, une expression réfléchie, grave ou malicieuse. Chargée, en tout cas. Devant ces interlocuteurs attentifs n’interrompant jamais l'invité, recueillant ses silences comme sa parole, les laissant raisonner, on demeure subjugué que de telles émissions existassent. Il faut s’y précipiter pour mesurer le fossé.

Mauriac – avec ses convictions, son antiparlementarisme, son intransigeance de classe, que je ne partage pas – demeure mon écrivain préféré. Poète, chanteur de langue, chez qui je me réfugie quand j’ai besoin d’un bon dîner de mots, de lettres ou d’adjectifs antéposés.

Puis, je prends deux tranches de Gide, le lendemain trois pages de Beck, six Pierre Loti, vingt Duras, trente Beckett. Quelle chance ! J'ai quinze écrivains préférés, avant celui du surlendemain.

De ceux qui ont un vrai pays, une vraie lumière. Qui jouent leur vie. Pour notre peau.
 

*

In Désordres, à paraître.